Certaines personnes organisées ont, en sus, des réunions de projet à une fréquence régulière, mais eh oh faut pas pousser Hortense dans les pétunias, et puis de toute façon ce trimestre je suis la seule sur mes projets, je me réunis donc avec moi-même tous les matins devant un café bien serré. Ca réveille mais j'en ai un peu assez de me parler à moi-même.

A chaque début de période scolaire (dans mon cas : le trimestre), les membres du labo synchronisent leurs emplois du temps surchargés (matin : lecture des journaux et des blogs, recherche ; midi : coups de téléphone, recherche ; après-midi : sieste, recherche ; soir : blogage, dîners en amoureux recherche en ce qui me concerne) et conviennent de l'heure et du jour de la réunion hebdomadaire.

Celle-ci se doit de n'être pas trop tôt le matin (donc à partir de 13h), pas trop tard le soir (donc avant 17h), pas trop tôt dans la semaine sinon on stresse tout le week-end, c'est éreintant (donc pas le lundi), pas trop tard dans la semaine sinon on est épuisés (donc pas le vendredi) ; elle ne doit pas empiéter sur les heures de cours des uns et des autres, ni sur d'autres réunions, ni sur des cycles de conférence.

Mon labo se réunit donc le jeudi à 15h - enfin une partie n'arrive qu'à 15h30 sous le douteux prétexte d'avoir cours avant, est-ce que je prends des cours moi ? Ah oui j'ai déjà deux masters [1]. Mrff.

La réunion hebdomadaire commence dans le calme par un tour de table : après qu'Advisor nous ai prêché la bonne parole mis au courant des dernières affaires en cours, nous sommes tenus de faire l'un après l'autre le point sur nos dernières brillantes avancées scientifiques. Il est très mal vu de n'avoir que de ternes avancées ou, pire, aucune avancée du tout ; dans ce cas, une solution consiste à accuser le cluster [2] de planter, le déménagement de nous taper sur les nerfs et nos conditions de travail d'être exécrables.

Mon tour par chance passe toujours très vite : c'est bien simple, je travaille seule, je suis asociale, je n'ai rien à dire.

Plus précisément, je parle de projet numéro un : un concours de qui a la plus grosse meilleure technique pour faire des prédictions [3]. Le prédicteur s'améliore mais je suis toujours à une erreur de 0.3 alors que les meilleurs en ont une de 0.03. J'annonce évidemment quelques idées pour améliorer les choses.

Projet numéro deux est déjà plus complexe. C'est un bon projet de deuxième année de thèse disons, un beau morceau de thèse. Quand tu es petit nouveau dans un groupe de recherche, on te dis « Tiens, y a un mec qui a inventé un truc chouette, le fil à couper le beurre ça s'appelle. Ce serait cool si tu pouvais essayer de l'appliquer à la margarine. ». Alors tu bosses, t'as ton fil à couper la margarine, tu ponds un papier, mais c'est pas très gratifiant. Du coup, ensuite, tes projets, ça devient plutôt d'appliquer ça à l'huile d'olive : l'application est pas directe, faut inventer plein de gadgets [4] au milieu et puis il s'agit plus trop de couper, mais tu veux quand même utiliser un fil (tu peux faire couler de l'huile d'olive le long du fil pour en prélever la quantité nécessaire, par exemple). Mais bon, du coup, en réunion ça ressemble plutôt ah « Donc ouais mon fil à huile d'olive air déconcerté de la moitié du groupe, bah j'ai fait quelques expériences et ça me donne ça comme résultats deux personnes dont Advisor suivent et je pense essayer ça et ça encore air entendu d'Advisor et... on en parle après ? ».

Après le tour de table, généralement, les gens se réunissent en petits groupes pour parler de leurs différents projets. Si t'as pas de chance, faut que t'attendes que J se libère pour te parler de ses idées sur le fil à huile d'olive (notamment comment utiliser de l'huile de tournesol pour commencer), et tu consultes discrètement tes mails pendant ce temps. Tout d'un coup, tu entends que ça parle de fil à couper la margarine à ta gauche, ton oreille se dresse telle celle du chien de chasse à l'arrêt (enfin, du chien d'arrêt à l'arrêt si vous voulez), tu te dis, tiens, ça c'est pour ma poire. Et là, vlan, ça manque pas, y a un des gars qui dit « Ah ouais ça serait vachement bien si Krazy Kitty [5] pouvait nous faire une petite expérience sur cette margarine avec son fil. ». Et là Advisor se tourne vers toi et dit d'un ton vachement sérieux : « Mais il va falloir que vous soyez vachement gentils avec elle pour qu'elle fasse ça ! », mais bon, en vrai, t'as pas le choix.

Puis après un temps ça fait deux heures que t'es là-dedans, enfermée dans une salle trop petite avec dix autres Chercheurs, à te prendre la tête sur des projets auxquels tu ne comprends que pouic (non en fait tu as passé quinze minutes à te dire que dix puissante soixante [6] c'est quand même vachement grand), t'as mal au crâne, ton cahier est couvert de diagrammes à propos d'huile de colza et de cuillères à soupes, et c'est enfin l'heure de rentrer chez toi... mettre tout ça en application.

Notes

[1] un de recherche et un équivalent à mon diplôme d'ingénieur, grâce aux subtilités des divergences entre cursus scolaires d'un pays à l'autre

[2] grappe d'ordinateurs qui font tout plein de calculs très vite - par rapport à un ordinateur tout seul, s'entend

[3] oui l'intelligence artificielle c'est un peu comme Elizabeth Tessier comme boulot, sauf qu'on confronte tes prédictions à la réalité de façon extrêmement précise et que tu te fais taper sur les doigts si tu prévois mal

[4] ou aussi morceaux de code, calculs, théories...

[5] bon en vrai ils m'appellent pas comme ça hein mais déjà que je vous embrouille les pinceaux avec mes matières grasses

[6] le nombre estimé de molécules possible