D'autre part, j'ai vécu mon enfance dans une famille de deux (personnes, pas enfants) - trois à l'occasion quand mon père se pointait entre deux tournées ou montages, les autres membres de la famille habitant à quelques heures de route au maximum.

Et enfin, j'ai eu une éducation oscillant entre agnosticisme et athéisme, et pas un membre de ma famille pour avoir des pratiques religieuses tenant d'autre chose que du culturel.

Autant dire que je n'étais pas particulièrement dans mon élément au milieu de nulle part, dans une famille dont on peut trouver tous les membres à moins de quinze kilomètres les uns des autres (un des oncles habite chez la grand-mère et un autre a un mur mitoyen avec elle), et fervemment catholique (à l'exception du Blondinet et de son frère, qui ont laissé tomber depuis belle lurette). Et je ne parle même pas de l'angoisse de ne pas arriver à manier suffisamment l'anglais pour ne pas passer pour une imbécile.

Ah, c'est reposant, la campagne. Des kilomètres de route dans les bois avant de tomber sur la propriété du voisin. Des cerfs, des écureuils, des faisans, des canards et des oies sauvages à ne savoir qu'en faire (ah, si, pardon : les chasser). Pas un bruit le soir à la nuit tombée. Pas un bruit la journée non plus, d'ailleurs.

Enfin, reposant... Dès mon arrivée, exténuée par le voyage en avion et complètement décalée, j'ai eu affaire à une demi-soeur (dont j'ignorais jusqu'à l'existence) flanquée de son expansif mari et - surtout - de ses cinq enfants dont un seul avait le bon goût de jouer en silence sur sa console de jeu pendant que trois autres couraient et sautaient partout en me faisant admirer leurs prouesses et que les parents se liguaient pour me prendre en photo ou me filmer en train de porter de mon mieux la petite dernière, fort amusée par mes lunettes mais donnant des ruades fort déplaisantes pour mon hernie discale.

Un peu plus tard, alors que nous étions repliés sur les pénates du frère (qui est en fait un demi-frère aussi, mais bon, ne commençons pas à chipoter sur des détails) et de sa femme enceinte, sensées donc être plus calmes, nous y fûmes accueillis par une joyeuse soirée d'une douzaine d'oncles et de cousins dont j'ai oublié jusqu'aux noms, pressée que j'étais de me laisser tomber dans le premier lit venu et d'y ronfler tout mon saoul jusqu'au lendemain matin[1]. Mais je n'étais pas au bout de mes peines, car à peine étais-je partie à la recherche des toilettes que je tombai nez à nez avec un ours brun qui me causa une grande frayeur, tout tué de la main (enfin, des flèches) du frérot (une armoire à glace, d'ailleurs) et empaillé qu'il fut. L'ours s'avéra par la suite faire partie d'un charmant ensemble complété par un de ses congénères transformé en tapis et deux têtes de cerfs fièrement dressées dans le cabinet de travail.

Le lendemain fut nettement plus reposant, ponctué d'une visite (rapide au vu de la pauvreté du matériel) de la ville natale du Blondinet ("et ici, ce sont les ruines de l'usine de peintures fluorescentes qui pendant des années a dévidé ses déchets toxiques dans les environs, et là, le terrain vagues où jouaient les enfants et qu'ils ont dû condamner à cause de ces même déchets toxiques" - ce qui explique bien des choses), d'un tour complet de sa chambre d'enfant (encore tout encombrée de reliques, prières à je ne sais quels saints, et Vierges Marie à l'avenant), avec un passage "joue à reconnaître les gens sur les photos", et "oh, dis-donc, regarde ce que j'ai trouvé, encore une boîte de cartes de baseball !", et d'aller-retours entre le manoir du frérot et tous les magasins d'électroniques des environ, à la recherche du routeur wifi parfait à lui offrir (au frérot) pour Noël - le lendemain. Mis à part le coup de téléphone obligatoire à un autre demi-frère tombé en disgrâce ("Ne parle pas de lui. Jamais.") et le léger blanc au moment du départ des parents pour la messe ("Vous êtes surs de ne pas vouloir venir ?"), le réveillon s'est passé bien tranquillement en comité réduit, et fini en apothéose sur une partie de Uno endiablée, alcool aidant (non, je n'ai pas fini la vodka. Il en restait un tout petit peu au fond de la bouteille, qui était presque vide au début de la soirée.), face à une merveilleuse idée de je ne sais plus quelle chaîne de télévision : passer A Christmas Story en boucle pendant vingt-quatre heures.

Noël commença presque normalement, par les échanges de cadeaux et un solide petit déjeuner. Puis nous eûmes la visite d'une autre demi-soeur (promis, c'est la dernière), mariée mais - surprise ! - sans enfant, qui pour autant que je me souvienne parla majoritairement du voyage qu'ils prévoyaient de faire à Hawaï, et aussi un peu quand même de maisons, car ce fut de toute façon le sujet principal de bon nombre de conversations (de l'isolation du garage au type de carrelage pour la douche, en passant par la couleur des rideaux et l'intégration du lave-vaisselle à la cuisine, tout fut dit, et j'ai assez ingéré de conseils de bricolage et de décoration intérieure pour les quelques années à venir).

C'est alors que nous partîmes rendre visite à la grand-mère. Une adorable grand-mère, par ailleurs, faisant de délicieux cookies, collectionnant les poupées de porcelaines, et couvant un pauvre vieux chien pour les souffrances dorsales duquel je ressentis rapidement une vive sympathie. Mais aussi, une grand-mère abritant sous son toît le fameux oncle Frank - au sujet duquel on m'avait prévenue la veille. Ah, l'oncle Frank. Shooté à la caféine, parlant à la vitesse d'une mitrailleuse avec un léger bégaiement, et impossible à arrêter. Muni de trois sujets de conversation : les films des années trente, le baseball, et le football américain. Seule l'arrivée de l'oncle Anthony nous sauva de son flux verbal, que le manque évident d'intérêt de notre part et le fait que les parents aient commencé discrètement une autre conversation en parallèle n'avaient réussi à tarir. Du côté de l'oncle Anthony, rien de bien grave à signaler, si ce n'est le mari de sa fille, un type dont la vulgarité entrerait volontiers en compétition avec celle de notre Mickey Premier préféré, et qui a passé toute l'heure pendant laquelle je l'ai vu un cure-dent au bec.

C'est alors que tout ce beau monde commença à s'échanger des cadeaux. La grand-mère étant pauvre et refusant les cadeaux mirifiques, il est de coutume de lui offrir de petites choses, comme des bons d'achat pour le supermarché du coin qui lui permettront d'améliorer son ordinaire. Je cautionne. L'oncle Frank étant lui aussi fauché comme les blés, mais mettant un point d'honneur à offrir un petit quelque chose à chacun, il produisit un nombre impressionnant de boîtes de noix mélangées qui furent distribuées à toute la famille. Soit. Mais pour poursuivre dans cet esprit, le reste de la famille s'aligne sur les choix de l'oncle Franck, et mes yeux ébahis virent donc fleurir sur la table des paquets de crackers au cheddar, des boîtes de biscuits pas chers, et même du spam pour le cousin Ben qui paraît-il en raffole (ce qui me sembla éminemment suspect). Je n'ai rien contre l'idée de ne pas dépenser beaucoup pour ses cadeaux de Noël. Si l'on n'a pas de fric, Noël n'est pas un prétexte suffisant pour en jeter par les fenêtres. Mais des crackers au cheddar ? Et du spam ?

Il est difficile de retranscrire cette atmosphère, et tout ce qu'elle contenait de tensions ; mais pour tout dire, il m'a fallu finir la bouteille de vodka du frérot (c'est à dire un fond de fond, une tradition familiale, manifestement) pour m'en remettre, des crackers au cheddar. Et de l'oncle Franck. Et du cousin au cure-dent. Et c'est quand, après un léger dîner en compagnie de (nombreux) membres de la famille de la femme du frérot, je commençais à me sentir à nouveau capable de respirer, que le petit Tyler, qui n'avait pas fait sa sieste, s'est mis à hurler. En continu. Sans que personne n'arrive à l'arrêter. Et pendant que le frérot, voyant son rôle de futur père sous un jour nouveau, s'appliquait à consciencieusement vider whisky sur whisky.

Heureusement, au milieu de toute cette confusion noëllesque et familiale, personne n'a pensé à s'enquérir publiquement de nos plans d'avenir, au Blondinet et à moi-même. Ils auraient été fort marris d'apprendre qu'ils n'incluaient ni vie commune, ni mariage, et auraient plutôt tendance à s'exclure mutuellement sur le long terme ; et qu'ainsi aucune certification socialo-religieuse ne s'apprêtait à jamais compenser la vie de péché que nous menons actuellement. Car à ce stade, j'aurais été bien incapable de rester l'invitée douce et polie qui écarte d'un geste charmant les questions embarrassantes plutôt que de leur donner une réponse bien sentie.

Les jours suivants, faits de balades dans les bois, de visites au boulot du frérot (dont le patron, qui employa un jour un Blondinet adolescent, pourrait investir dans son entreprise), de dîner d'anniversaire de mariage des parents, d'installation de routeur wifi, de vautrage sur canapé en écoutant la pluie tomber, de la découverte culinaire du Philly Cheese Steack, et d'une énième soirée familiale, furent nettement plus tranquilles. Tellement tranquilles d'ailleurs, que je me suis systématiquement endormie d'ennui devant la télévision sur le coup de huit heures du soir.

En même temps, vous avez déjà essayé de regarder Turistas, vous ?

Notes

[1] Je précise que ceci était une image et que je ne ronfle pas. Sauf si j'ai une laryngite.